Le 16 mai 2011

Une vie sans la mort?

François-Nicolas Pelletier

«Devant moi, il y a l'entière liberté de la vie, je me sens comme si j'avais 20 ans.»

Ces paroles ne viennent pas d'une rescapée de la crise de la quaran­taine, mais de sœur Gratia Potvin, qui a célébré ses 98 ans cet été, à Chicoutimi. Et si on lui en offrait 98 autres, elle les prendrait sans hésiter, parce que sa vie s'est déroulée «dans la joie, sans peur et sans reproche».

À l'approche de ses «premiers 100 ans», sœur Gratia Potvin est une femme bien de son temps : depuis 1931, l'espérance de vie des femmes  ca­nadiennes a augmenté de plus de 20 ans, passant ainsi de 62 à 83 ans. Pour les hommes, la longévité projetée est maintenant de 78 ans, alors qu'elle était autrefois de 60 ans. Et si la tendance se maintient, le Canada devrait compter 14 000 centenaires en 2031 : c'est trois fois plus qu'aujourd'hui.

C'est bien connu : les conditions sociales agissent sur notre espérance de vie. Une meilleure hygiène, une alimen­tation plus variée et les progrès fulgurants de la médecine contribuent toujours à augmenter nos chances de vivre plus longtemps. Et comme en témoigne sœur Gratia Potvin, notre hérédité, nos habitudes et notre philosophie de vie influencent aussi notre longévité.

Malgré tout, le vieillissement, cette loi de la nature «vieille comme le monde», n'a révélé jusqu'ici que bien peu de choses sur ses mécanismes physiques et biolo­giques. Heureu­sement, des cher­cheurs tentent au­jourd'hui de faire la lumière sur ce qui entraîne le déclin et la mort de la machine humaine, et non plus seule­ment de comprendre les maladies asso­ciées au vieillissement. La question est désormais lancée : pourquoi vieillit-on?

Le Dr Tamàs Fülöp, qui enseigne le vieillissement aux étudiants de première année, affirme qu'il n'y a pas de consensus sur ce sujet. «Il n'existe pas de théorie générale qui rassemble toutes les théories existantes sur le vieillissement.» Le seul point sur lequel tous les chercheurs semblent d'accord est que l'évolution n'a pas jugé bon de nous faire durer plus longtemps une fois que nous avons transmis nos gènes. Nos gènes sont «immortels», puisqu'ils se transmet­tent de génération en géné­ration. En revanche, la survie de l'espèce ne requiert pas celle des individus. Là s'arrête le consensus.

La mort programmée

Le monde scientifique propose jusqu'à 300 théories sur le vieillissement. Parmi celles-ci, un courant de pensée retient l'attention de plusieurs chercheurs : nous serions tout simplement pro­gram­més pour mourir.

On sait que la plupart de nos cellules ne se reproduisent qu'un nombre limité de fois. Le mécanisme derrière ce phé­nomène a été élucidé dans les années 1980 : les chromosomes, qui contiennent et protègent notre ADN, sont coiffés de structures appelées «télomères». Les télomères raccourcissent au fil des reproductions cellulaires; une fois qu'ils sont devenus trop courts, la cellule cesse de se reproduire puis meurt. Le Dr Raymund Wellinger donne un exemple des conséquences de ce processus sur l'organisme. «Prenons les cellules du système immunitaire. Une fois qu'elles ont cessé de se reproduire, notre orga­nisme parvient difficilement à se débar­rasser des virus ou d'autres infections, qui finissent par nous tuer.»

Dans ces conditions, pourrait-on réparer les télomères et ainsi permettre à l'organisme de vivre indéfiniment? Oui... et non. Notre corps produit une enzyme appelée télomérase, qui permet aux cellules de se reproduire indéfi­niment en compensant la réduction de la longueur des télomères. Cette enzyme est présente dans les cellules germinales (spermatozoïdes et ovules), dans les cellules souches et... dans les cellules cancéreuses. Or, c'est là tout le problème. «La machinerie génétique capable de rendre nos cellules immortelles existe bel et bien, mais notre organisme l'empêche de fonctionner pour nous protéger du cancer», explique le Dr Wellinger. Un autre mécanisme de défense nous empêche de vivre très vieux : le gène p53, qui déclenche la mort de nos cellules. Ce soldat de notre artillerie génétique bloque lui aussi la survie des cellules cancéreuses qui se multiplient avec l'âge.

Mais alors, que se passe-t-il avec les cellules qui ne se reproduisent pas ou très peu, comme celles du cœur ou du cerveau? Comment le vieillissement s'explique-t-il dans ces organes cruciaux? C'est qu'il existe d'autres mécanismes à l'œuvre dans le vieillissement...

De l'antirouille, s.v.p.

L'organisme, en effet, est victime d'un processus d'oxydation identique à celui qui s'attaque à la ferraille. L'oxygène et les aliments que nous absorbons sont métabolisés par notre organisme pour produire de l'énergie, mais ce processus de transformation est imparfait : il laisse échapper une partie de l'oxygène absorbé. Les sous-produits créés par cette trans­formation sont appelés «radicaux libres» : ce sont des atomes ou des molécules d'oxygène qui possèdent un électron libre. En cherchant à s'amalgamer à d'autres molécules, ces électrons provoquent de nombreux dommages aux protéines, aux membranes cellulaires et à l'ADN. Avec le temps, ces dégradations s'accu­mulent et jouent un rôle dans l'apparition de maladies comme le cancer, les maladies cardiovasculaires ou la maladie d'Alzheimer.

Notre organisme, bien sûr, combat ces radicaux libres par des antioxydants produits par notre corps ou absorbés par l'alimentation. Mais il ne sert à rien de se gaver d'antioxydants : même s'ils sont bénéfiques, l'organisme les rejette à partir d'un seuil limite. Et malgré leurs effets nuisibles, les radicaux libres sont essentiels à notre corps : ils interviennent dans des mécanismes de défense qui éli­minent, notamment, les bactéries. «Sans les radicaux libres, explique le pro­fesseur Tamàs Fülöp, la vie ne serait pas pos­sible.» Encore une arme à deux tranchants!

Vivre à tout prix?

Même si le mystère du vieillissement semble enveloppé d'un épais brouillard pour encore longtemps, la plupart des spécialistes s'entendent pour dire qu'une alimentation variée et équilibrée, et l'activité physique et sociale sont, pour l'instant, les seuls moyens praticables de vivre le plus longtemps possible et, surtout, d'éviter la maladie. C'est d'ailleurs le véritable objectif des recherches dans le domaine : améliorer la qualité de vie des personnes âgées plutôt que de prolonger leur existence, même si c'en est parfois une conséquence. Sœur Gratia Potvin, elle, applique la recette depuis longtemps. «J'ai enseigné les arts à l'école primaire pendant 75 ans, et je donne toujours des cours de violon à des adultes.» Rien ne semble l'arrêter : elle a même obtenu un diplôme de maîtrise en théologie de l'UdeS à 92 ans!

Néanmoins, à quoi ressemblerait une société où l'espérance de vie serait deux, trois, quatre fois plus grande qu'aujourd'hui? Quel serait l'impact sur la famille, l'économie, les institutions sociales, les ressources naturelles? Les individus seraient-ils, eux aussi, prêts pour un tel changement? Comme le dit sœur Potvin : «Je ne suis pas contre l'idée de prolonger la vie, mais il faudrait que les gens soient préparés spirituellement.» Elle ajoute : «Le bonheur existe sur la Terre, mais à condition d'avoir le cœur droit.» Une philosophie de vie qui a fait ses preuves dans son cas.